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2ème Partie : Sur les traces d'esontropia

Voir la correction et la précision insérées en fin de texte.

 

Dans la première partie de ce travail, j'ai tenté de réhabiliter les deux Palmadusta endémiques du sud de Madagascar. J'espère avoir réussi à démontrer de façon convaincante leur validité taxonomique.
Il existe cependant dans la même région, un complexe plus difficile à cerner qui a fait récemment l'objet de plusieurs études très intéressantes. Il s'agit de membres du genre Cribrarula. Dans le sud de Madagascar deux populations distinctes se sont développées.

Cribrarula pellisserpentis Lorenz, 1999


La première, Cribrarula pellisserpentis Lorenz, 1999 a été envoyée au purgatoire des synonymes par Christian Hunon dans son dernier article.
Il reconnaît seulement qu'il s'agit d'une variété de Cribrarula esontropia, espèce avec laquelle j'avais comparé notre belle malgache dans mon précédent article. Les ressemblances comme les différences y étaient détaillées.
Je ne pense pas qu'il soit utile d'y revenir. Finalement, la question qui est réellement posée est de décider quel statut taxonomique et nomenclatural il convient d'accorder à ces deux ensembles de populations animales qui :

1) possèdent des caractères morphologiques proches mais sont cependant reconnaissables au premier coup d'œil par des différences conchyliologiques nettes et constantes concernant la forme générale de la coquille, le dessin juvénile et le dessin adulte ;
2) habitent des aires de répartition géographiques totalement distinctes, séparées d'environ mille kilomètres par des fonds dépassant les cinq mille mètres à certains endroits ;
3) adoptent un habitat et une bathymétrie comparables : vingt à quarante mètres sous des roches et du corail pour C. esontropia contre quinze à trente cinq mètres dans les fissures d'un substrat dur pour C. pellisserpentis.

Quatre vues d'un exemplaire récolté vivant et contenant les restes de l'animal. La coquille est arrondie. 17 mm. Tolanaro (Fort Dauphin), Madagascar. (Coll Thierry Dandrimont).

Il s'agit, somme toute, d'une question d'opinion. Cependant, même les systématiciens les plus stricts appliqueraient à tout le moins un statut de sous-espèce dans un cas comme celui qui nous occupe. Ceci revient à considérer le taxon comme valide au sens du Code de Nomenclature Zoologique.
En tout état de cause, mon opinion est et demeure que les différences constatées entre C. pellisserpentis et les autres Cribrarula de l'Océan Indien sont d'une nature profonde et méritent la reconnaissance du rang d'espèce pleine et entière.
Exemplaire de Cribrarula pellisserpentis à fond de coquille beige, récolté mort. La coquille est en forme de losange. 21,5 mm. Sud de Madagascar.

Cribrarula esontropia "esontropia" de Maurice. La forme en losange est identique à celle de certaines C. pellisserpentis.
Cribrarula esontropia "esontropia". Les points latéraux sont visibles du côté columellaire. (Coll. Thierry Dandrimont).
Cribrarula esontropia de l'Ile de La Réunion, 17,7 mm. Trois bandes juvéniles dorsales plus sombres sont légèrement visibles.
La forme générale est assez arrondie.
Cribrarula esontropia "esontropia" de Maurice. La vue latérale est très proche de C. pellisserpentis. En particulier, certaines lacunes dorsales se mêlent les unes aux autres.
Cette vue du côté columellaire du spécimen réunionnais montre la ponctuation dense de la callosité latérale répartie sur plusieurs niveaux.

 

Cela est d'autant plus vrai qu'il existe une autre forme particulière de Cribrarula originaire, elle aussi, des environs de Tolanaro (Fort Dauphin) et rattachée récemment à ce complexe :

Cribrarula esontropia francescoi Lorenz, 2002  

 

Quatre vues d'un bel exemplaire, récolté vivant et contenant encore les restes de l'animal, présentant les caractéristiques de la population : trois bandes juvéniles dorsales sombres, absence du côté labial du dessin adulte et ponctuation latérale.

Spécimen "intermédiaire" avec un dessin adulte incomplet du côté labial. Ci-dessous, deux autres vues de cette coquille. (Coll Thierry Dandrimont).

Voir la correction et la précision insérées en fin de texte.
Connue depuis des années, mais mal individualisée, elle était déjà illustrée dans " A Guide to Worlwide Cowries " de Lorenz & Hubert en 1993 comme appartenant à C. cribraria comma. Patrick Lepetit la montre aussi dans son excellente étude, parue dans nos colonnes (n°85, page 14, fig.9).

Elle a, depuis quelques années, été récoltée en bonne quantité et fait le bonheur des collectionneurs qui apprécient la richesse et la beauté de sa coloration. Elle pose cependant deux problèmes.
Le premier tient aux conditions de sa description. En effet, elle a été baptisée dans nos colonnes du n° 99 : Cribrarula esontropia francescoi par J.C. Merlin et Philippe Quiquandon.

A ma connaissance, et comme les deux auteurs l'écrivent, ils ont devancé la publication de ce taxon par Felix Lorenz de quelques semaines. En effet, la revue française a été envoyée aux abonnés dans les premiers jours de juillet quand le livre de Felix Lorenz est paru officiellement le 27 de ce même mois.
Dans la mesure où les deux français donnent un nom trinominal, illustrent différents individus (donc des syntypes), les caractérisent, les mesurent, leur donnent une origine géographique précise (localité type), les comparent avec leurs congénères de la région, le tout dans un publication imprimée disponible sur abonnement ou à l'unité, il me semble que la description est conforme aux règles posées par le Code de Nomenclature Zoologique. Autant que je sache, c'est la première fois que cela se produit dans Xenophora.
L'ouvrage de Felix Lorenz, paru quelques semaines plus tard, donne des informations plus détaillées sur les caractéristiques de ce taxon. Il étend l'aire de répartition le long du sud-est du continent africain et donne de nouveaux caractères distinctifs.

La seconde difficulté est que la question du statut taxonomique de Cribrarula esontropia francescoi reste, à mon avis, posée.
D'un côté, elle se distingue de la plupart des Cribrarula cribraria comma malgaches ou est-africaines par plusieurs critères. La couleur du dessin adulte du dos est plus sombre et les lacunes sont souvent confluentes. Par ailleurs, un dessin juvénile constitué de bandes contrastées existe, il n'y a pas de dessin adulte du côté labial de la ligne du manteau. Enfin, il y a des points noirs latéraux prononcés sur la ligne joignant le dos et la callosité basale. Deux autres critères sont discriminants chez esontropia francescoi : les dents moins nombreuses sur la base et la couleur violette de l'intérieur de la coquille.
Cependant, il existe dans la région de Fort Dauphin des spécimens différents. L'un d'entre eux est illustré ci-dessus qui présente un dessin adulte des deux côtés de la ligne dorsale et l'intérieur de la coquille clair. Par contre, les bandes juvéniles sombres apparaissent.
Dans d'autres localités, et en particulier sur le continent africain, on peut aussi trouver des Cribrarula cribraria comma avec de fortes ponctuations latérales, une absence ou quasi absence de dessin adulte du côté labial du dos (voir les deux exemplaires du Mozambique), une couleur sombre et même avec des bandes sous-jacentes plus ou moins contrastées.
De plus, Felix Lorenz note dans sa discussion sur notre belle malgache que les trois populations comma, francescoi et esontropia sont génétiquement distinctes selon les études portant sur l'ADN des Cypraeidae menées actuellement par Chris Meyer.
Deux exemplaires de Cribrarula cribraria comma récoltés dans la Baie de Nacala au Mozambique. A gauche : dessin adulte manquant du côté labial. A droite : ponctuation latérales.

Toutes ces constatations me laissent perplexes et je ne me sens pas capable de les interpréter correctement.
Il semble cependant, à l'examen d'un bon nombre de coquillages, qu'il existe bien deux populations distinctes mais qu'elles n'ont pas totalement achevé leur séparation phénotypique.

Felix Lorenz a choisi de rattacher notre mystérieuse porcelaine malgache à l'espèce endémique des Mascarènes : Cribrarula esontropia. La ressemblance tient essentiellement aux bandes sous jacentes qui sont communes aux deux populations. Cependant, nous n'avons pas d'éléments permettant de juger de la signification taxonomique de cette particularité. D'un autre côté, une des caractéristiques des membres du complexe de Cribrarula esontropia est d'avoir une ponctuation s'étendant sur la base. Dans le sud de Madagascar, cette particularité n'est possédée que par Cribrarula pellisserpentis. C'est cette dernière qui paraît donc la plus apparentée conchyliologiquement aux populations des îles de La Réunion et Maurice.
Le taxon francescoi me paraît ainsi bien plus proche de cribraria comma dont il pourrait être le " jumeau " méridional.
Le nom que j'ai donc inscrit sur l'étiquette de la coquille de ma collection est : Cribrarula cribraria francescoi Merlin et Quiquandon, 2002. Evidemment, c'est là un choix personnel, provisoire, et je n'oblige personne à me suivre…
Cela d'autant plus que d'autres points d'interrogation restent à lever sur les relations entre cribraria comma, cribraria abaliena et cribraria cribraria dans l'Océan Indien. Je ne serais guère surpris que l'on se trouve en réalité en face de trois espèces biologiques distinctes.
Là encore, l'étude de l'anatomie et de l'écologie de ces animaux permettraient de préciser les relations au sein de ce groupe de porcelaines. Les études génétiques actuellement en cours sur les Cypraeidae apporteront sans doute des éléments de réponses à ces questions.

Voici un extraordinaire exemplaire de très petite taille (14mm.) présentant un dessin dorsal complet et brouillé. La ponctuation latérale est très forte, comme les callosités. Coll. Thierry Dandrimont.

Correction et Précision : Dans la discussion de Cribrarula cribraria francescoi, j'ai écrit qu'il me semblait que la parenté du nom devait revenir à MM. Merlin & Quiquandon. En réalité mon argumentation utilisait les règles du Code International de Nomenclature Zoologique applicables jusqu'au 31 décembre 1999. Deux nouvelles règles faisant partie de la nouvelle édition n'ont pas été appliquées dans l'article cité :

l'article 16-1 qui est rédigé ainsi : "Tout nouveau nom publié après 1999, "..." doit être explicitement indiqué comme intentionnellement nouveau.".

l'article 72-3 : Après 1999, "..." l'établissement d'un nouveau taxon nominal doit être obligatoirement accompagné de la fixation d'un holotype ou de syntypes...

Pour ces raisons la description parue dans Xenophora ne peut pas être retenue. Par conséquent, le travail de Felix Lorenz, qui est le premier à satisfaire à ces exigences, est celui qui introduit officiellement le nouveau nom.

Du point de vue taxonomique, de nouvelles informations sont apparues. Le Dr Chris Meyer a publié au mois de juillet 2003 une étude très complète et très importante portant sur la systématique moléculaire des Cypraeidae. Le résultat des analyses d'ADN sur les Cribrarula montre que les populations étudiées habitant l'ouest de l'Océan Indien (à savoir C. cribraria comma et C. esontropia) sont génétiquement proches entre elles et nettement distinctes de toutes les autres populations du genre. Malheureusement ni C. pellisserpentis ni C. cribraria francescoi n'ont été testées. Il est cependant probable qu'elles entreront toutes deux dans le même groupe génétique. En fait, il faudrait admettre Cribraria comma (Perry, 1811) comme espèce à part entière à côté de C. esontropia (Duclos, 1833). Le statut définitif de "francescoi" étant désormais suspendu à l'analyse d'une partie de son ADN.

 

 

 

Bibliographie :

F. Lorenz : New Worlwide Cowries. Conchbooks (2002) pp. 127-129. Pl. 32-34.
J.C. Merlin & Ph. Quiquandon : Les variations de Cribrarula ou "en attendant Lorenz …" : 2002 : Xenophora n°99 pp. 31-35.
F. Lorenz : Another new species from Southern Madagascar. Schriften zur Malakozoologie, Cismar (13,1999).

F. Lorenz & A. Hubert : A Guide to Worlwide Cowries. Hemmen Verlag (1999).

P. Lepetit : Les Cypraeidae du genre Cribrarula - Strand, 1929 : (1999) : Xenophora n° 85 pp 11-20.
L. Limpalaër : Trois trésors malgaches : (2001) : Xenophora n° 94 pp. 26-28.
Ch. Hunon : Cypraeidae " Informations supplémentaires " pour deux articles parus dans Xenophora n°94 : (2001) : Xenophora n° 95 pp. 16-17.
J.R. Legris : Xeno…courrier " Le refus de la complexité est l'essence de la Tyrannie " - Edgar Morin : (2002) : Xenophora n° 97 p. 28 (avec une note de la rédaction).

Références Internet : Pour les lecteurs qui sont connectés à la toile, voici quelques sites qui contiennent des informations supplémentaires. Je les donne sous réserves de modifications ou de retrait des pages après la rédaction de cet article.

www.cowries.net : le site de Felix Lorenz contient les textes des descriptions originales en anglais des trois trésors malgaches ainsi que des photographies.

www.geocities.com/CapeCanaveral/Lab/7734/worldwide : le site de Francesco Zavatarro contient dans sa partie " Points of view " des discussions sur les trois espèces discutées ici et des photographies de Cribrarula pellisserpentis et cribraria francescoi. Le texte est en anglais ou en italien.

www.thierry.dandrimont.free.fr : le site de Thierry Dandrimont a l'avantage d'être rédigé en français. Il contient, dans sa partie " Pour en savoir plus " le texte de mon article " Trois Trésors Malgaches " avec une iconographie totalement renouvelée et plus démonstrative que celle d'origine.